Dans une conférence donnée à Paris sur son dernier livre, le philosophe et homme politique grec Stathis Kouvélakis revient sur la transformation de Syriza, dont il était membre, et ses conséquences sur l'échiquier politique grec, avec l'acceptation du troisième mémorandum.
Par simple curiosité, j'ai été incité à venir à une conférence autour du livre "La Grèce, Syriza et l'Europe néolibérale" de Stathis Kouvélakis, la semaine dernière. Ce bouquin est une suite d'entretiens menés avec Alexis Cukier, membre d'Ensemble!, la troisième principale composante du Front de gauche. Il retrace les luttes internes à Syriza, une coalition devenue parti de gauche radicale sous la houlette d'Alexis Tsípras, actuel Premier ministre et ne masque pas les erreurs que lui et ses camarades ont pu faire face à l'évolution droitière de son parti. Initialement, l'économiste et philosophe français Frédéric Lordon devait y participer mais pour des raisons de santé, il n'a pu répondre présent.
Un "désastre" en plusieurs temps
Pour le membre d'Unité populaire (LAE en grec), qui est la scission de la Plateforme de gauche (aile gauche) envers Syriza fin août 2015, la situation de la gauche radicale grecque a tourné au "désastre", comme il l'affirme. Et dans ce travail rétrospectif, il dégage trois temps qui montrent comment Syriza est devenu quelque part, un nouveau parti social-démocrate, comme le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok).
La première phase va, selon Kouvélakis, de 2010 à l'été 2012. Elle correspond au début de la crise des dettes souveraines, en particulier, celle de la Grèce. Et du coup, application du premier plan d'austérité par le Pasok, alors au pouvoir avec Giórgos Papandréou comme Premier ministre. À ce moment-là, les mouvements sociaux prirent de l'ampleur, avec des manifestations proches de l'insurrection populaire puisque la classe dominée est la grande victime de l'austérité imposée par l'Union européenne (UE) à la Grèce. Des affrontements avec la police deviennent fréquents à mesure que la pression des "partenaires européens" s'accentua sur le gouvernement grec. Cette pression populaire, effectuée en-dehors des syndicats, fit tomber deux gouvernements en deux ans, provoquant les élections anticipées de mai 2012. Et c'est là que Syriza émergea, pour représenter la colère populaire et l'exigence de l'abandon de l'austérité. La victoire étriquée des conservateurs de Nouvelle démocratie relança de nouvelles élections législatives en juin 2012, confirmant encore la montée en puissance de Syriza, qui faillit gagner.
Une volte-face progressive
Plus Syriza attirait des électeurs, plus les autres membres de l'UE, notamment l'Allemagne, montraient les crocs. Et ce fut à ce moment-là (été 2012), que Syriza se transforma, entrant dans le deuxième temps de l'analyse de Kouvélakis. Pour le philosophe, la direction de la coalition, autour de Tsípras, s'inquiétait du potentiel subversif de Syriza auprès de la classe dominante, y compris l'église orthodoxe grecque. Par conséquent, la droitisation commença, afin d'être présentable et vu comme "raisonnable" partout. Premier pas: la question de l'euro. Désormais, Syriza fait de la monnaie unique un fétiche dont il n'est pas question d'en sortir. De même que l'annulation ou le défaut de paiement de la dette publique, c'est désormais écarté. Pour le plaisir des possédants. Et ce, malgré les demandes d'audit sur la dette de la part de la Plateforme de gauche, autour de Zoé Konstantopoulou. Ce "recentrage" de Syriza s'accompagne d'une réorganisation hiérarchique, la coalition devenant un parti politique centralisé, tourné vers les militants avec une réduction des débats internes pour avoir l'unité autour du leader Tsípras, affaiblissant l'aile gauche. En parallèle, le parti prend ses distances avec les mouvements sociaux qui se sont essoufflés devant le deuxième plan d'austérité des conservateurs, avec le Premier ministre Antónis Samarás, avec l'exemple de la fermeture de la chaîne publique ERT.
Bref, les conditions étaient réunies pour la troisième étape, à savoir, la victoire de Syriza aux élections anticipées du 25 janvier 2015. Et aussitôt, l'UE mit une pression de tous les diables, avec l'aide de la Banque centrale européenne dont l'indépendance est à géométrie variable, envers le gouvernement de Tsípras. Malgré qu'il ait mis de l'eau dans son vin rouge, Syriza représente aux yeux des autres pays une menace qui pourrait s'exporter localement (Podemos en Espagne par exemple). D'un autre côté, les manifestations reprirent de l'ampleur jusqu'à l'accord du 20 février, présenté comme un compromis provisoire pour retrouver un second souffle. Or, pour Kouvélakis et la Plateforme de gauche, c'est un germe de capitulation préparant l'accord du 13 juillet, actant l'austérité et la victoire de la technocratie sur la démocratie. Entre-temps, l'incapacité de paiement auprès du Fonds monétaire international en juin a incité Tsípras à dégainer le référendum, permettant un déchaînement sans nom des pays de l'UE, des éditorialistes de presse sur la Grèce, en agitant la sortie d'Athènes de l'euro et de l'UE. Résultat? "OXI!" (Non!) à plus de 60%! La volte-face de Tsípras, une semaine plus tard, n'en a été que plus spectaculaire, plus sidérante et plus humiliante pour la Grèce et pour la gauche radicale européenne. L'acceptation du troisième plan d'austérité mit en évidence le mariage euro-austérité, plus que jamais solide face à la gauche radicale. Pour preuve, les législatives anticipées du 20 septembre dernier n'ont pas provoqué de remous en Europe, car l'aile gauche sécessionniste de Syriza, devenue LAE, n'est plus au parlement grec.
Besoin de "sang neuf"
Voilà un triste tableau que dépeint Kouvélakis. Et surtout, ça laisse entendre que c'était prévisible. Mais l'aile gauche a pourtant bataillé face à la direction de Syriza sur la question de l'euro, de la dette, de l'austérité, du rapport entre les classes sociales. Néanmoins, l'orateur ne cache pas les erreurs de son camp. D'abord, fixer la bataille interne au niveau des militants et non prendre à partie l'ensemble de la société grecque. Ensuite suivre l'attentisme du gouvernement après l'accord du 20 février. Et enfin, préparer un plan B beaucoup plus tôt que celui que présenta dans les mass media Yanis Varoufakis après sa démission du ministère des Finances.
Kouvélakis a également profité de cette conférence pour faire une mise au point au sujet de l'échec de LAE. Il est souvent reproché à ce parti d'avoir pour obsession la sortie de l'euro. Il rappelle à son auditoire que LAE voulait une sortie de l'euro dans le cadre suivant:
- Organiser le défaut de paiement de la Grèce
- Nationaliser les secteurs stratégiques de l'économie, en particulier les banques
- Mettre en place un contrôle des capitaux, pour éviter leur fuite massive
- Réformer la fiscalité avec l'introduction d'une taxe sur le capital
- Préparer le changement de souveraineté monétaire, créant le retour à la drachme.
Ce genre de dispositif semblait de bon sens pour plusieurs économistes, y compris ceux qui ont une approche plus orthodoxe (les prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel états-uniens Joe Stiglitz et Paul Krugman). Mais les politiques n'y prêtent guère attention, aveuglés dans un européisme que Kouvélakis, citant d'ailleurs le philosophe marxiste français Louis Althusser, considère être comme "un obstacle épistémologique".
Enfin, quant au sujet de l'attachement des grecs pour l'euro, Kouvélakis et Cukier répondent d'une même voix. Les grecs étaient prêts à s'en séparer lors du référendum du 5 juillet car les partisans du oui (NAI en grec) déclaraient à tous crins qu'un vote non pousserait la Grèce en-dehors de la zone euro. Mais avec le troisième mémorandum, le sentiment anti-euro s'est estompé. En tout cas, un appel à du "sang neuf" face aux nouvelles mesures d'austérité est lancé.
Pour en savoir plus:
La Grèce, Syriza et l'Europe néolibérale, par Stathis Kouvélakis. Entretiens avec Alexis Cukier, La Dispute, 2015