La question de l'identité a pris les devants de l'actualité ces dernières décennies, sous l'effet d'une extrême-droite en force, aliénant les esprits. Et certains, comme Roger Martelli, estiment qu'il faut replacer la question de l'égalité dans le débat public.
Il est récurrent dans les mass media français, où s'exerce la tyrannie de la majorité, que des polémiques se fassent envers des personnes ayant pour point commun d'être non-blancs. Par exemple, l'affaire Mehdi Meklat, où des tweets homophobes, antisémites de cet ancien membre du Bondy Blog sont remontés à la surface sur les réseaux sociaux, permettant à une coalition allant de Valeurs Actuelles à Marianne de se défouler sur cette personne, mais aussi - de manière plus ou directe - sur ce pure player né lors des révoltes de 2005 qui veut faire entendre les voix des banlieues souvent mises au silence. Ou encore, la cacophonie de la cérémonie des Oscars, dimanche 26 février, consacrant l'Oscar du meilleur film à Moonlight, racontant l'histoire d'un Afro-descendant gay, face à Lalaland, retraçant l'âge d'or de Hollywood (années 1920). Ce qui a exaspéré plus d'un, comme le journaliste du Figaro Alexandre Devecchio, passé par le Bondy Blog d'ailleurs, dont le commentaire illustre une bien-pensance raciste ayant droit de cité en France.
#Oscar2017 : La victoire de #Moonlight et son héros pauvre, noir et gay face à #LALALAND ou la défaite du cinéma face à l'idéologie.
— Alexandre Devecchio (@AlexDevecchio) 27 février 2017
Retour en grâce
Cette expression d'un communautarisme blanc de nature hypocrite est liée à "la remontée de l'extrême-droite" en France depuis les années 1970 selon l'historien Roger Martelli, invité par le journal Politis à un débat sur l'identité, dont il a consacré un livre: L'identité, c'est la guerre (cf vidéo ci-dessus). Il note que cette extrême-droite a pu reprendre souffle dans le débat intellectuel, grâce à un personnage comme Alain de Benoist, et en profite pour glisser un tacle, si on peut dire, au philosophe Jean-Claude Michéa dont il estime qu'il ait une "connexion suspecte avec de Benoist", et que la posture anticapitaliste que Michéa semblerait se donner, ne fait pas de lui un révolutionnaire, aux yeux de Martelli.
Mais ce retour en grâce intellectuel de l'extrême-droite en France s'est accouplé d'un contexte historique de grande ampleur, avec la chute de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1991. La croyance en un monde meilleur, l'idée d'une "mondialisation heureuse" après la fin de l'URSS a vite tourné en désillusion que certains, tels Samuel Huttington anticipaient, avec la théorie du "choc des civilisations". En l'occurrence, un duel entre la civilisation occidentale, judéo-chrétienne, et le monde arabo-musulman. Ce qui justifia l'expansionnisme états-unien dans les années 2000, suite aux attentats du 11 septembre 2001. Et ainsi, selon Martelli, ce cocktail explosif aux relents fascisants, mais adouci par l'idée du protectionnisme tant économique que pigmentaire, convainc de plus en plus d'électeurs, avec le Front national en France, ou Donald Trump aux États-Unis, quitte à transformer, dans ce dernier cas, le rêve américain en un cauchemar.
Recherche du bouc-émissaire
Dans cette mondialisation qui est loin d'être heureuse pour le prolétariat, Martelli souligne combien l'extrême-droite a poussé la plupart des organisations politiques à se calquer sur son agenda à elle, et ses thématiques. En particulier, sur la recherche du bouc-émissaire car l'extrême-droite n'est pas anticapitaliste comme elle voudrait le faire croire auprès des ouvriers blancs, qu'elle drague en permanence. Et ce bouc-émissaire est tout trouvé. C'est le travailleur immigré, voleur d'emploi, forcément peu qualifié, venant en famille nombreuse et réfractaire au modèle d'assimilation, permettant de pousser à corps et à cri: "Nous ne serons plus chez nous". Et s'il est de confession musulmane, c'est le combo idéal pour l'extrême-droite, la droite paternaliste et la gauche fraternaliste, car il serait un terroriste potentiel.
Pourtant, comme le souligne l'historien, l'immigration est, d'une part, loin d'être un phénomène massif (vers 200.000 immigrés en France par an sur une population de 66,5 millions d'habitants par exemple), et d'autre part, l'immigration est faite de personnes qualifiées dans leur pays de départ et qui se retrouvent à travailler à des postes pour lesquels ces travailleurs sont surqualifiés. En outre, l'immigration à destination des pays développés est ultra-minoritaire. C'est essentiellement entre pays en développement que les flux migratoires se font. Enfin, cette histoire d'immigration sert d'écran de fumée car le pouvoir de la démocratie s'est étiolé, au profit du secteur financier, qui a poussé la mondialisation à l'extrême et que le pouvoir politique a laissé la place à une technocratie surpuissante. L'exemple de la Grèce en 2015 devrait faire réfléchir à ce sujet. Mais comme c'est immatériel, il n'y a pas moyen de mobiliser des esprits aliénés par des discours qui s'en prennent aux minorités visibles.
Impensé impérialiste
Vu le propos tenu par Martelli, également chroniqueur dans le journal Regards, la question (néo)coloniale devrait figurer en bonne place dans sa réflexion. Mais durant son intervention dans le débat de Politis, il ne s'est guère longuement exprimé sur cette problématique, même s'il en souligne le caractère complexe de ce rapport de domination et que le résumer sur une logique du "eux" et du "nous" est à bannir. Si on est tenté d'approfondir sur le sujet, il est notable de mettre en avant le fait que cet impensé colonial, pour ne pas dire cet impensé impérialiste occidental, est une cause structurelle de l'immigration à destination de l'Occident car les structures économiques des pays en développement, notamment en Afrique, ne sont pas possédées par les habitants ou leurs gouvernants. Un exemple? Le Franc CFA. Cette devise est issue de la colonisation française en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale, le Trésor public français influence au sein des comités de gouvernance des banques centrales utilisant le Franc CFA et cette monnaie est imprimée également en France. Et comme le Franc CFA est à parité fixe avec l'euro, les pays d'Afrique francophone ont un développement économique freiné. Du coup, pas besoin de seulement dire que la colonisation ait été un "crime contre l'humanité", vu que la classe politique française semble s'écharper sur ce point, en raison des propos contradictoires d'Emmanuel Macron, chouchou des mass media.
Articulation des luttes
Du coup, pour Martelli, il faut que l'égalité soit au centre du débat politique pour en finir avec "l'obsession de l'identité". Par conséquent, ça signifie une remise en valeur de la lutte des classes, un thème cher au philosophe et économiste Karl Marx, tombé en disgrâce depuis les années 1990. Mais prendre en compte les luttes antiracistes et se réconcilier avec des mouvements qui portent ces luttes, dans une stratégie d'alliance politique. Enfin, il y a des auteurs qui sont mobilisables. Y compris des non-blancs, à l'instar d'Aimé Césaire, qui avait prévenu au sujet du fraternalisme de la gauche française dès 1956; ou C.L.R James, qui a fait du principe d'articulation des luttes un axe central dans son travail intellectuel et dans son action politique, au siècle dernier. Ce qui peut faire renouer avec la notion d'internationalisme, un terme que la mondialisation a torpillé sans coup férir depuis plus de deux décennies.
Bref, ce ne seront pas (encore) les lendemains qui chantent mais rien n'est totalement perdu.