L'adoption d'un amendement permettant la dissolution d'associations faisant des réunions non-mixtes racisées illustre combien le racisme institutionnel garde la main et que la gauche reste embourbée dans une logique fraternaliste qui lui réussit de moins en moins politiquement.
Après plusieurs semaines de polémiques sur la question de réunions non-mixtes entre "racisé(e)s" (traduction: non-blanc(he)s) au sein du syndicat UNEF, succédant à celle sur le spectre de l'islamo-gauchisme dans la sphère universitaire, une nouvelle étape est franchie par le Sénat puisque la chambre haute du Parlement a voté un "amendement UNEF" autorisant la dissolution d'associations réalisant des réunions non-mixtes (cf lien n°1). Par ailleurs, est-ce que des syndicats comme l'UEJF (Union des étudiants juifs de France) ou la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) seraient menacés de dissolution par cet amendement, en raison de leur patronyme potentiellement excluant? Si tel est le cas, cet amendement affiche une plus grande dangerosité envers les libertés publiques, déjà bien réduites ces derniers temps. Et le fait que ce soit envers le syndicat étudiant UNEF permet aussi de mettre, encore une fois, de côté la détresse de la jeunesse en général, et des étudiants en particulier, subissant comme l'ensemble de la population exploitée la crise du Coronavirus, qui illustre les côtés mortifères du capitalisme.
Les fraternalistes en marche
Une fois de plus, cette histoire, mise en épingle par le bloc paternaliste (droite; extrême-droite), voit la gauche s'écharper en son sein car nombre de militant(e)s, d'intellectuel(le)s, d'élu(e)s emboîtent le pas lancé à leur droite, dans une logique fraternaliste telle que la dénonçait Aimé Césaire en son temps et qui n'a (hélas) pas pris une ride. Et malheur à ceux qui n'épousent pas ce genre de vue, car ils seraient de facto racialistes, indigénistes, communautaristes, complices des islamistes, traites envers la gauche, bref ennemis de la République.
C'est à se demander s'ils considèrent la non-mixité comme une fin en soi, relevant d'une logique séparatiste. Et si c'est le cas, c'est dire leur aliénation tant ils oublient que bien des luttes sont menées à travers l'instrument de la non-mixité. En vérité, une réunion non-mixte sert à ce que des personnes (femmes, non-blancs, LGBTQI+, etc.) échangent sur des problèmes qui leurs sont spécifiques mais inscrits dans un rapport social de domination commun, en faire sortir une synthèse qui s'imbrique de fait dans la question sociale, et ainsi pousser à une recherche de solution profitant pleinement à tous.
D'ailleurs, c'est bien à partir de réunion non-mixtes que des féministes ont pu développer des thématiques, des questions d'ordre pratique et matériel (avortement, compte bancaire, etc.) qui ont eu ensuite une portée politique pour tendre vers l'égalité femmes-hommes à partir de la fin des années 1960. De même que les salariés (syndiqués ou non) se réunissent en non-mixité par rapport aux patrons pour vouloir améliorer leurs conditions matérielles d'existence et réfléchir dans ce sens depuis le 19e siècle. À croire que ces tartuffes du racisme institutionnel ont oublié ce qu'écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels dans La Sainte Famille, avec la phrase suivante, empruntée à Charles Fourier: "le degré d’émancipation féminine est la mesure naturelle du degré d’émancipation générale". De même que Marx s'était montré lucide sur les liens entre l'esclavage négrier - basé sur une logique raciste du reste - et le développement du capitalisme. De quoi se dire que le degré d'émancipation extra-européenne est la mesure naturelle du degré d'émancipation générale, vu que le prolétariat n'est pas uniforme en son sein et que les femmes, les "racisés" sont encore plus exploités en général et qu'ils restent, hélas, des angles morts de l'analyse pour les tenant(e)s du socialisme, du communisme, de l'anarchisme, de l'écosocialisme, etc (cf lien n°2).
En fait, ce qui est navrant, c'est de constater une incompréhension de la non-mixité, dans le sens où celle-ci diviserait la lutte des classes, selon les fraternalistes. Or, est-ce que ces derniers vont manifester, soutenir directement des grèves ou des mouvements sociaux, discuter avec des prolétaires, quelle que soit leur couleur, leur genre, leur conviction religieuse (ou pas)? Ce n'est pas si certain. En tout cas, ils vivent sur un universalisme abstrait, idéaliste, qui leur évite de voir leur propre communautarisme et ses effets concrets (travail, logement, éducation, rapport aux institutions), dans une logique matérialiste dans laquelle ils devraient pourtant s'y retrouver.
Maintenant, c'est là que le concept d'intersectionnalité permettrait, à mon sens, de dépasser cette incompréhension fort désolante car l'intersectionnalité vise à mettre en évidence l'imbrication des différentes luttes (féminisme, antiracisme, lutte des classes) les unes avec les autres, tout en ayant certains degrés d'autonomie dans leurs organisations, dans le but final d'arriver à l'émancipation et l'égalité pour tous, conformément à un des slogans de l'Association internationale des travailleurs: "De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins". Et le travail promet d'être titanesque, vu le contexte actuel. Et d'ici à la prochaine élection présidentielle, si on doit penser à court terme, le temps manque et des bisbilles pareilles en font gâcher, au profit de la droite et de l'extrême-droite qui avancent leurs pions structurellement et véritablement racialistes.
Bien triste période...